Au-delà de l'horizon
Alors que j’étais dans le camping-car de ce couple d’Allemands qui me conduisait au Cap Nord, j’ai commencé à appréhender la diversité extraordinaire des paysages qui règne ici, dans le nord. J’ai pu plus tard le vérifier lors de nos trajets avec Damien : les ambiances changent tous les 15 à 20 km. C’est quelque chose d’assez surprenant, mais qui en même temps procure une certaine excitation enfantine à se demander ce qu’il y aura derrière la prochaine colline. D’ailleurs, cette phrase est revenue plusieurs fois entre nous, comme une blague à effet de répétition :
Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté de la colline ?
Alta – Cap Nord : En montant depuis Alta, je découvre d’abord des paysages plutôt pelés, dans des tonalités variant du brun à l’ocre roux. La lande est ponctuée de nombreux petits trous d’eau, marécages et rivières qui scintillent sous le soleil. Au loin, des collines avec de la neige en peau de vache*. Des affleurements de roches noires rendent le paysage un peu sinistre, triste… heureusement qu’il fait soleil !
*collines avec de la neige en peau de vache : c’est comme ça que je les appelle étant donné la forme des patchs de neige qui me fait penser à la robe des vaches laitières de race Prim’holstein.
Nous croisons quelques petites maisons isolées au milieu de nulle part (repères de chasse ?) avec leur toit couvert de mousse. Plus loin, quelques maisons regroupées autour d’une église (gris ardoise et blanc éclatant) comme des canetons autour de leur mère.
A l’occasion d’une vallée un peu abritée, c’est une explosion de verdure orchestrée par les bouleaux rassemblés ici. Plus loin, c’est un fjørd d’un bleu outremer profond (virant au turquoise surréel dans les parties sableuses peu profondes), auquel on accède par un tapis de bruyères et de mousses épais et moelleux sous le pied, constellé de petites clochettes roses. Des maisons et des barques nichées au creux de la baie, un port de pêche de poupée qui les jouxte… Les contrastes sont si forts entre le bleu de l’eau, la mousse très verte, la bruyère très ocre, les rochers noirs et gris que l’on pourrait presque croire que quelqu’un a mis un filtre polarisant devant le soleil.
Je lutte contre le sommeil pour remplir mon âme de tous ces paysages.
Bientôt les falaises apparaissent, l’eau devient gris ardoise et la brume estompe l’horizon. Nous passons un premier tunnel de 3 km, taillé à l’ancienne dans la roche : sombre, humide et suintant, glauque avec ses spots orangés trouant chichement la noirceur tous les 50m. Puis vient le tunnel de 7km permettant d’atteindre l’île sur laquelle se trouve le Cap Nord. Pente à 10% s’enfonçant sous terre sur 3 km, puis remontant de la même manière pour nous rendre à la lumière du jour. Un vrai cauchemar pour les cyclistes… L’ambiance est différente : résolument plus moderne avec un passage plus large, des lumières tous les 25m (toujours de ce même orange sale), des refuges sur les côtés, quelques galeries noires béantes de temps à autre. Dieu seul (et les agents de la voirie) sait où elles mènent…
Sur l’île, monts et vallées alternent, de nombreux virages aussi, et l’artiste qui les a créé semble soudain dépourvu d’imagination : ce n’est qu’une succession d’herbes et de lichens, sans un arbre, ponctuée ici ou là de cailloux. Les teintes passent par le jaune sale, le vert fade, l’ocre, le brun, le rouille et le gris anthracite… De quoi vous donner envie de vous jeter du haut des falaises, nombreuses ici. D’autant qu’il se met bientôt à pleuvoir. Dépassé Honningsvåg, le paysage se fait encore plus prenant : le relief joue aux montagnes russes recouvertes de neige en peau de vache, desquelles on aurait aplati la tête d’un grand coup de pelle. La route n’est qu’un mince ruban gris serpentant le long des fjørds aussi bien qu’à travers les collines dans des nuances d’ardoise, de gris souris, de beige liège et brun châtaigne. Epuisé dans sa lutte contre les éléments, le sculpteur qui a modelé ce paysage semble avoir réduit sa palette au strict minimum. La pluie et le vent redoublent. Ambiance…
Au loin, le globe apparaît enfin au sommet de l’ultime colline.
Péninsule du Nordkinn : Le Cap Nord avec le globe n’étant qu’une attraction pour touriste, nous voulons nous rapprocher le plus possible du Cap Nord géographique. Nous prenons donc la route qui traverse la péninsule du Nordkinn. Pour s’y rendre, nous passons par une mer de vert tendre : celui des bouleaux dont les feuilles gorgées de sève explosent en ce printemps tardif. Nous avons beau être vers la fin juin, je mettrais ma main à couper que les arbres étaient encore quasiment nus il y a moins d’un mois.
Puis passent coup sur coup des marécages bruns et leurs eaux fantomatiques sur fond de montagnes en peau de vache ; une rivière impétueuse, turquoise par endroit, dans son canyon niché au sein d’un écrin de verdure ; pour arriver au détour d’un rebond de colline à une vaste étendue désolée qui pourrait sembler, pour le visiteur myope ayant cassé ses lunettes, être passée par le feu récemment. Les bouleaux, habituellement fiers arbres nordiques lançant vers le ciel leurs troncs altiers d’un blanc laiteux, parsemés de quelques pointillés noirs, sont ici tordus et biscornus, leur blanche écorce rongée par une peste bubonique, déformant les troncs et ouvrant nombre de furoncles d’un noir de charbon. Les branches, noires et grêles, se dirigent vers le ciel tout en sinuosité, mimant les doigts d’une gigantesque forêt de mains implorant le ciel pour sa clémence. Sinistre…
Heureusement, un peu plus loin, au détour d’un méandre de la route, nous tombons sur une crique qui nous semble tout droit sortie des Alpes suisses, mais à la mode norvégienne. L’herbe est d’un vert intense à vous arracher une larme, la pelouse méthodiquement tondue par quelques rennes aux abords de mignonnes petites maisons d’un beau rouge brique, qui contrastent nettement avec la couleur du pâturage et l’eau du fjørd. Avec la luminosité du moment, la scène est d’une beauté à couper le souffle.
Au fur et à mesure que nous avançons vers le nord cependant, le ciel devient de plus en plus bas et lourd, colorant l’eau des fjørds d’une méchante teinte anthracite. Le paysage qui s’étend sous nos yeux à mesure que le camion avale les kilomètres est prenant d’intensité dramatique : à part la route qui trace son sillon au milieu des ondulations du terrain, aucun point particulier sur lequel le regard puisse s’arrêter dans cette étendue minérale parsemée de vagues touffes d’herbacées et battue par les vents. Le cerveau s’évade, les pensées s’envolent… Nous restons muets et stupéfaits par ce que nous voyons. Ou nous nous regardons mutuellement avec intensité pour vérifier auprès de l’autre que ce n’est pas uniquement notre cerveau qui a « pété un plomb » dans notre petite tête. Des exclamations fusent, la musique qui passe à ce moment-là colle parfaitement à l’instant…
Après nous avoir fait traverser une courte vallée boisée sur fond de fjørd, comme une dernière poche de résistance des arbres avant leur complète disparition, le ruban d’asphalte nous mène dans un paysage lunaire où le ciel est tellement bas qu’on pense pouvoir le toucher du doigt en se perchant sur le haut du camion (tout comme les fils à moyenne tension qui passent au-dessus de la route). Nous voilà arrivés sur un grand plateau irréel tant il semble tiré d’un film en noir et blanc : sur fond de montagnes sombres recouvertes partiellement de neige, alternent cailloux, eau libre et glace dans des lacs qui restent en partie gelés, même à cette époque de l’année. De gros glaçons y flottent encore et seules certaines avancées gelées affleurant sous quelques centimètres d’eau à la surface se colorent d’un bleu lagon inimaginable dans un tel lieu. Et ce paysage n’en finit pas. Nous sommes tous les deux abasourdis et pris par l’intensité du paysage. Quelques exclamations fusent mais les mots se font rares, chacun se recentrant instinctivement en lui-même comme le ferait la chaleur interne lors d’un moment de grand froid.
Les plateaux glacés de la péninsule du Nordkinn et la route qui les traverse
La jonction entre les deux fjørds, qui paraissent vouloir « couper la tête » de la péninsule du Nordkinn est là encore une surprise : une courte incartade de verdure intense alors que nous redescendons au niveau de la mer, avant de remonter vers le plateau suivant sur lequel la route serpente à l’infini. L’herbe jaune et rase se répand en longues plaques qui sont ponctuées de neige, de marécages délicatement ourlés d’une frange d’herbe drue, de ruisseaux qui se répandent sans bruits sur les galets ronds. Après la ville de Mehamn, c’est à nouveau pelé, ponctué d’herbes et de cailloux, tantôt vallonné tantôt plat. Les fjørds paraissent être la conséquence de coups de serpe vengeurs d’un démiurge côtier. Au loin, nous voyons soudain les langues de terre des différents caps s’aligner… ô temps suspends ton vol… Alors que nous arrivons bientôt sur Gamvik, les poteaux supportant les lignes électriques qui gravissent la colline forment un jeu de dominos laissé là par un enfant de géant distrait. Une seule pichenette au cœur de l’hiver et la nuit retomberait sur Gamvik et ses habitants.
La route vers ce bout du monde nous a emmenés dans un voyage intérieur inattendu. Nous ne regrettons pas un instant d’être venus !
Des paysages de géants, où le cerveau ne trouve pas de limites à sa pensée ; l'arrivée au village de Gamvik
Proche de la frontière finlandaise : les paysages de la péninsule ont beau être grandiose et prenants, le ciel constamment couvert, la pluie par intermittence ont eu raison de notre patience ! Nous avons bien vite déguerpi vers le sud pour retrouver un semblant de chaleur, un peu de soleil et de la végétation dont la couleur se rapproche davantage du vert que du gris/brun. Là, les forêts sont abondantes et le vert tendre des feuilles de bouleau omniprésent, ponctué çà et là par des invasions de conifères qui mangent alors une partie du versant de la colline. D’autant que la frontière avec la Finlande suit sur plusieurs dizaines de kilomètres la rivière Tenojoki, qui s’étire comme un large ruban d’argent finement martelé dans son fourreau de verdure. Et la route suit les berges de cette rivière dont les méandres paresseux abritent un certain nombre de bancs de sable sur lequel il ferait bon s’allonger (si toutefois on brave l’eau bien fraîche de la rivière !). Dans le ciel bleu, des trains de nuages se sont accrochés les uns aux autres et progressent tranquillement.
Plus loin, les grandes étendues ouvertes reviennent avec leurs tourbières aux eaux calmes, qui ont décidément notre préférence…
Je crois que l’on s’accorde tous les deux, avec Damien, pour dire que ce sont les paysages de cette Norvège changeante qui nous ont marqué le plus dans ce voyage.
Les fantômes de la toundra
Assise à l’arrière du camping-car du couple d’Allemands montant vers le Cap Nord, c’est là que je vois mes premiers fantômes. Alors que le paysage dans les brun-rouge défile sous mes yeux, alors que les roches sombres viennent apporter une touche encore plus dramatique au paysage sous un ciel qui se charge de plus en plus, j’aperçois sur les collines de mystérieux points blancs. J’écarquille les yeux, ne sachant trop ce que c’est. On dirait un peu les Morlocks du livre « La machine à explorer le temps » de H.G. Wells ! Sauf que dans le cas présent il ne fait pas nuit, bien que le temps couvert ne rende pas la scène des plus joyeuses… Ils sont nombreux, et semblent se déplacer, mais lentement. C’est lorsque nous nous rapprochons que je distingue alors qu’il s’agit de rennes ! Dans leurs pâturages d’été, ils sont laissés en quasi liberté et peuvent déambuler un peu partout, il n’y a presque pas de barrières pour les arrêter. C’est ainsi qu’ils peuvent se retrouver sur les routes parfois…
Là, ce sont les premiers que j’aperçois. Mais nous en avons vu des dizaines avec Damien tout au long de notre séjour. Il y a les beiges-gris, majoritaires, et quelques-uns presque entièrement blancs. Etant donné leur petit nombre, la fourrure de ces derniers est utilisée par les Samis pour confectionner les vêtements de fête. Les petits, très mignons, sont de couleur chocolat. Ils sont souvent curieux, comme tous les petits, et l’un d’eux, sur la route, se serait bien approché de notre camion si sa mère ne l’avait pas rappelé à l’ordre. Ah les mères, elles sont toutes les mêmes !
Toujours est-il que partout où nous allons dans cette région du Nord de la Norvège (sans être trop éloignés de la mer), nous voyons ces fantômes ponctuer les paysages à la manière des pointillistes, leur pelage se détachant sur la couleur des mornes étendues qu’ils parcourent pour brouter.
Les fantômes de la toundra : ils sont partout !
Le soleil de minuit
L’intérêt d’aller dans le Nord de la Norvège en été, c’est que l’on peut assister au soleil de minuit. Pour faire simple : il fait jour 24h/24 pendant près de 3 mois ici ! Et je dois avouer que c’est tout de même assez perturbant…
La première fois que je m’en suis rendue compte, c’est lorsque j’étais en train de discuter avec mon hôte de Couchsurfing à Alta. La discussion se poursuivait, intéressante, mais de plus en plus il y avait un conflit dans mon cerveau :
Mais nom d’un chien, quelle heure est-il ?
Je ne voulais pas me lever pour aller chercher mon portable et regarder l’heure, car je trouvais cela impoli. La luminosité qui était dehors ne baissait pas, ce qui était très perturbant pour mon cerveau car je savais que l’heure tournait. Et donc que dans un endroit « normal », la nuit devait arriver. Donc le jour aurait dû baisser. Et là, rien du tout. Et mon cerveau qui n’arrivait pas à se faire à cette réalité, cherchant toujours l’arrivée de la nuit comme un téléphone portable cherche un réseau qui n’existe pas au milieu de la forêt. Bref, il en a pour longtemps à ramer…
L’intérêt de n’avoir jamais de nuit, c’est que tu peux commencer une activité à n’importe quelle heure sans avoir à te soucier de la tombée du jour (comme la randonnée dont je vais parler plus loin). L’inconvénient c’est que tu as du mal à avoir envie d’aller dormir car la nuit ne venant pas, le corps ne sécrète pas de mélatonine, l’hormone de l’endormissement. Il faut donc arriver à se trouver une pièce entièrement sombre pour dormir (ou se mettre un bandeau sur les yeux). Je ne sais pas s’il faut conseiller cette région du monde aux insomniaques en été…
Alors que nous étions au Cap Nord, nous n’avons pas vu le soleil de minuit au-dessus du globe car le temps était bien couvert avec de la brume (c’est d’ailleurs tout juste si on pouvait voir le globe par moments). Les jours suivants non plus, le temps restant couvert assez souvent, avec quelques éclaircies dans la journée. Mais pas de soleil de minuit. Ce n’est que dans la nuit du 17 au 18/06 qu’il a daigné enfin pointer le bout de son nez. Alors que nous nous sommes couchés tard après une longue discussion, j’ai tout d’un coup une forte lumière qui filtre au travers du bandeau qui est censé me maintenir dans le noir. Je soulève un bord et je vois alors une luminosité de fou ! Un magnifique soleil vient de crever les nuages et inonde l’intérieur du camion d’un flot de rayons pareils à de l’or liquide. Le moment est trop magique, trop intense pour que je reste couchée. Je bondis hors de ma couchette, empoigne ma GoPro, mets quelques vêtements pour me couvrir et sors dehors faire une vidéo pour immortaliser l’instant :
Puis je rentre dans le camion. Damien part à son tour dehors pour lui aussi se filmer un peu. Mais il faut croire que je n’ai pas épuisé mon quota de bêtises et que ce soleil me met en joie car je ressens une irrépressible envie de dire des âneries devant la caméra. Voici donc la deuxième vidéo que j’ai tourné, moins de 5 minutes après la première :
Eh oui, c’est l’effet soleil de minuit ! Va te recoucher et dormir après ça…
Bjørk
Alors que j’étais en voiture à faire le tour de la campagne avec Jørn, mon hôte de Couchsurfing du premier soir en territoire norvégien, j’ai appris un mot qui va me servir beaucoup par la suite : « Bjørk »*, qui veut dire « bouleau ».
*Bjørk : si vous vous rappelez bien, c’est aussi le nom d’une chanteuse qui a fait beaucoup parler d’elle dans les années 1990
Pourquoi ce mot là m’a-t-il servi par la suite ? Tout simplement parce que le bouleau est l’équivalent du chêne dans notre territoire français. C’est même plus que ça, car le chêne n’est pas forcément partout, ni utilisé pour tout. Ici, le bouleau est non seulement un arbre que l’on trouve partout, mais c’est aussi un bois aux multiples utilisations : ustensiles, contenant pour la nourriture, ornements, mais aussi autrefois parchemin ou sinon l’écorce pouvait être tressée pour faire des « cordes ». Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que cet arbre est l’arbre national norvégien ainsi que pour une bonne partie de la Russie.
Ce bois était très utilisé par les Samis car il n’apportait pas de goût aux aliments. Il pouvait donc facilement être utilisé pour le stockage des aliments comme dans ce bol à lait de rennes, cette gourde à sel ou le bol que vous pouvez voir ci-dessous.
Ne connaissant pas le mot en anglais, il était tellement plus facile pour se faire comprendre d’utiliser le mot norvégien ! Car si moi je ne connaissais pas le mot en anglais, peut-être que mes interlocuteurs non plus !
Comme nous avons pu le voir au cours de notre périple avec Damien, il existe plusieurs sortes de bouleaux (au moins 3) :
- les bouleaux fiers et élancés, principalement blancs avec des feuilles nombreuses et un port altier
- les bouleaux de taille moyenne aux branches torturées dont la noirceur et la forme font penser à des mains carbonisées issues de l’enfer qui demanderaient la clémence du ciel
- les bouleaux nains qui courent à proximité de la surface du sol, tels une plante rampante, et qui vous accrochent les pieds quand vous essayez de randonner dans les terrains un peu caillouteux et secs, mais à sol profond.
Des bouleaux "classiques" (quoi que je ne les trouve pas très majestueux sur la photo, mais c'est les seuls que j'avais en gros plan ; les bouleaux qui courent au ras du sol
Cet arbre, la plupart du temps haut et majestueux, représente vraiment pour moi la nordicité. Quand je vois plusieurs bouleaux, je ne peux m’empêcher de les imaginer sans feuilles, les pieds dans la neige, l’hiver. Je trouve que leur écorce immaculée, striée ici et là de noir, se marie tellement bien avec la blancheur de la neige ! Leur port altier contribue aussi à la majesté des lieux. Au printemps, leurs petites feuilles d’un vert éclatant sont d’un contraste étonnant avec cette écorce et ces branches qui semblent faits pour les photos d’un autre temps. En fait, sans savoir vraiment l’expliquer, ils sont vraiment pour moi associés à l’image du Nord. Je ne saurais m’imaginer un paysage enneigé sans son bosquet de bouleaux qui dresse fièrement vers le ciel ses troncs d’albâtre ponctués de zébrures couleur charbon.
Les supermarchés et produits locaux
Etant donné qu’il faut bien manger un peu, nous sommes plusieurs fois allés visiter ces antres de la consommation qui ont aussi conquis les territoires nordiques. Dans ces temples de la consommation, plusieurs éléments nous ont frappés :
- le prix des aliments, qui sont tout de même au moins 50% plus chers que ce à quoi nous sommes habitués (surtout qu’au départ, doté d’une conversion en devises pas tout à fait au point, nous avons sous-estimé les prix). Bref, rien n’est « donné ».
- l’alcool est hors de prix, comme nous nous y attendions
- près des caisses, il existe toujours un stand de bonbons à payer au poids, qui est relativement conséquent
- le café en grains n’est pas moulu finement, la taille de ce que l’on retrouve dans les sachets est à mi-chemin entre le café moulu et le café instantané. Il faut donc mettre plus de café dans la cafetière pour avoir un café avec la « force » habituelle plutôt que du jus de chaussettes
Nous avons testés quelques produits norvégiens, comme ces espèces de galettes de pain plates avec des trous dedans (mais que ne percent pas de part en part, ce qui est tout de même plus pratique pour la confiture), de la confiture d’églantier, des saucisses ou une sauce un peu du style « Rondelé » qui nous semblait appétissante. Seule la sauce en question a fini directement à la poubelle. Pour le reste, soit c’était bon, soit c’était mangeable.
En tous cas, ça a fait tout drôle à Damien le jour où de retour en France, il a fait ses courses dans un supermarché. Il a cru que la caissière avait oublié de compter des articles…
Sur les traces du Roi de Norvège, sa Majesté Harald V
Nous étions à Gamvik quand nos pas ont croisé pour la première fois ceux du Roi de Norvège. Alors que nous allions commencer la visite du musée, l’homme en charge de la billetterie nous a indiqué que nous ne pouvions pas visiter l’étage car le Roi était prévu à souper pour le soir-même. Nous avions pu alors, tout le long de notre visite, profiter de la répétition de la pianiste virtuose locale qui répétait sa prestation du soir : Jeux d’eau, de Maurice Ravel. Quelle n’a pas été notre surprise quand elle m’a montré la partition alors que je la remerciais pour ce concert improvisé ! Elle avait bien tenté de me prononcer cela, mais avec son fort accent, je n’avais pas compris. Toujours est-il que le passage du Roi nous a créé une ambiance toute particulière pour cette visite d’un musée d’une autre époque, nous transportant pour quelques dizaines de minutes dans un espace où le temps s’était arrêté.
C’est lorsque nous arrivons au musée de Varangerbøtn que nous croisons à nouveau la route du Roi. Mais cette fois-ci, c’est lui qui nous a précédés. Nous l’apprenons alors que nous nous apprêtons à payer l’entrée du musée. Le jeune homme préposé à cette tâche nous indique que ce sera gratuit car le Roi y est passé le matin même ! Vous auriez dû voir nos têtes au moment où il nous annonce cela… Et une visite offerte par sa Majesté, une !
Mis à part le fait que le passage du Roi nous ait embelli nos visites à chaque fois, j’ai trouvé vraiment très honorable de sa part de vouloir visiter toutes les communes de son pays avant sa mort. Quand on voit la taille de la Norvège, on se rend compte que la tâche n’est pas petite ! Mais il l’a commencée depuis de nombreuses années… Et quand on sait que ses sujets peuvent lui dire « tu », ça donnerait presque envie que la monarchie revienne en France…
Sur les traces du IIIème Reich (Alta, Gamvik)
Alors que j’étais chez Jørn, mon hôte de Couchsurfing, j’ai appris avec stupéfaction que la région avait abrité une importante flotte de bateaux et sous-marins allemands qui faisaient le blocus de la Russie. Le fjørd d’Alta étant le plus grand de la région, il est normal que ce soit lui qui ait servi de base arrière à tous ces vaisseaux allemands. Mais cela explique aussi pourquoi pas un seul bâtiment n’a plus de 70 ans : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout a été détruit par des bombardements. Il ne faisait pas bon être sous les ailes de l’aigle nazi…
Ma seconde rencontre avec l’Histoire s’est produite à Alta, alors que nous allions voir le phare de Slettnes tout proche. Rejoignant un parking voisin du phare avec le camion, apparaît furtivement sur notre droite la forme caractéristique de l’entrée d’un bunker, cachée parmi les pierres. Nous l’avons aperçue tous les deux et le regard échangé traduit bien la même volonté : on va voir ce que c’est !
Le lendemain matin, nous allons satisfaire notre curiosité sous un ciel mi-figue mi-raisin. Nous découvrons avec étonnement une large base en métal circulaire qui permettait la rotation d’un canon de type DCA. La base des murs reste, mais le toit n’existe plus depuis longtemps. Aussi quelle n’est pas notre stupeur de découvrir qu’il n’y a pas 2 ou 3 structures de ce genre, mais 5 ! Et tout un réseau de galeries à demi effondrées apparait dans le moutonnement de la végétation rase qui s’étend vers la mer. Nous découvrons par ailleurs une base de vie sans aucune fenêtre, avec une seule et unique porte. Bien plus facile à défendre… Bref, notre imagination, fertile de par les images que nous venons d’y introduire, n’a pas de mal à imaginer la vie intense qui devait régner dans ce coin de Norvège perdu lors de la dernière guerre mondiale… les Allemands surveillant les bateaux croisant au large du Cap Nord, seule route possible, dans le but de les couler pour ôter le pain de la bouche de leurs ennemis Russes. Ajoutez à cela des conditions hivernales et vous obtenez les conditions d’un bagne digne d’un goulag sibérien… Le livre « De feu et de glace » qui retrace l’histoire de la région n’a sans aucun doute pas volé son titre.
Les différents restes du poste militaire avancé allemand, avec ses tranchées à demi enfouies. On s'aperçoit que c'est très proche du village de Gamvik
Cette rencontre avec un passé encore très récent m’a vraiment surprise. J’étais loin de m’attendre à cela. Nos cours d’histoire, centrés sur notre vision de la guerre telle qu’elle a touché le territoire français ne nous laisse pas envisager vraiment ce qu’il a pu en être pour les autres pays. Mais si on y regarde bien, aucun pays d’Europe n’a pu passer au travers de cette guerre à ce moment-là. Chacun a été, d’une manière ou d’une autre, affecté. Ce voyage aux confins de la Norvège et de l’Europe m’en a fait prendre conscience, et il est certain que je considère maintenant l’Histoire d’un autre œil.
23 juin, fête du milieu de l’été
Ce soir-là, je me promène seule sur le bord de la rivière Alta. Damien est retourné au camion car il a mal à la tête. Quelque part, cela fait mon affaire car j’aime ces moments de solitude…
Mais au fur et à mesure que je remonte la berge, je vois toujours autant de familles qui sont en train de faire griller des petites choses sur un feu (saucisses, etc…) sur des grilles suspendues à de petits trépieds en fonte. Certains ont même carrément amené le lavvo et l’ont monté (tente norvégienne en forme de tipi, issue de la culture samie). L’ambiance est un peu au pique-nique géant, mais je ne comprends pas vraiment pourquoi. C’est lorsque je reviens sur mes pas que je prends mon courage à 2 mains pour aborder trois femmes d’âge mûr qui sont réunies au bord d’un feu. L’une d’elle a d’ailleurs une belle peau de rennes qui tapisse son fauteuil de camping. Et je comprends rapidement la raison d’un tel rassemblement sur les berges de la rivière : c’est aujourd’hui la fête du milieu de l’été (!). La journée n’est pas fériée mais avec ce jour perpétuel, il est facile de rester jusque tard pour fêter la soirée avec sa famille ou ses amis sans se rendre compte de l’heure qui passe.
Alors que je continue à discuter avec elles, j’apprends que peu avant que la nuit complète ne se fasse en hiver, arrivent ce qu’ils appellent les « jours bleus ». Ce sont ces jours particuliers où le soleil ne dépasse jamais la ligne d’horizon, mais la clarté qu’il apporte donne cette couleur caractéristique de cette période de l’année. Puis lorsque le soleil revient plus proche de l’horizon en début d’année, les lumières roses et or qui colorent le ciel sont fantastiques. A peine ont-elles dit cela que mon imagination fertile imagine ces grandes étendues blanches, tour à tour baignées d’une lumière ouatée et bleutée puis caressées par une tendre lumière d’aube après avoir été plongées si longtemps dans le noir... De quoi me donner des envies de revenir ! Car c’est la saison des balades en traineau avec les rennes aussi…
Une famille qui a installé son lavvo (tente) et les 3 femmes avec qui j'ai discuté
Randonnée au canyon sous le soleil de minuit
L’avant dernier jour avant mon départ, nous décidons de faire cette randonnée que nous nous étions promis mais n’avons pas encore pu faire. Après quelques détours et contours, nous trouvons enfin le chemin pour aller voir ce canyon que nous avions repéré dans les guides.
Lorsque nous partons du camion, il est aux alentours de 15h et nous savons que nous en avons pour une vingtaine de kilomètres aller/retour. Mais l’intérêt du soleil de minuit, c’est que l’on n’a pas besoin de se préoccuper de l’heure de la tombée de la nuit, puisqu’il n’y en a pas ! C’est donc sans hâte que nous nous dirigeons donc vers notre objectif. D’abord une petite grimpette de 200m de dénivelé puis c’est ensuite relativement plat.
Les paysages qui se déroulent sous nos yeux sont dans les tons vert et ocre : la mousse et la bruyère se mélangent avec la poussière du chemin et les bouleaux nains qui courent au ras du sol. C’est un paysage doucement vallonné de landes à bruyère, qui a l’allure caractéristique du pergélisol*. Sauf que cette topographie me pose un problème : autant Damien a des chaussures imperméables, autant moi pas du tout. Pour éviter d’avoir les pieds qui font « floc floc » dans les chaussures (je rappelle que l’on est au début de la rando), je dois donc jouer à un jeu qui consiste à allier le chat perché et la marelle. Autant dire que ma progression est un peu plus complexe… Dieu merci, ce n’est pas tout le temps, loin s’en faut. Juste dans les légères dépressions du vallonnement, qui font que la piste large et sèche se transforme en un terrain piégé. Nous croisons d’ailleurs 2 jeunes filles qui sont sur le chemin du retour, accompagnée de leur petit chien beige. Le petit chien est impeccable mais ça maîtresse est crottée jusqu’aux genoux. Il va peut-être falloir que quelqu’un lui explique les règles du jeu…
Pergélisol : sol qui reste gelé la plupart de l’année et ne dégèle qu’en surface. On entend aussi souvent le terme de « permafrost » qui est anglais. C’est le type de sol caractéristique de ces latitudes, qui forme de gigantesques tourbières. En surface, il a l’apparence de mottes de mousses et de bruyères qui forment de petits îlots secs, entourés d’une partie humide et spongieuse, noire de matière qui peine à se décomposer.
Quelques images de la randonnée
Nous ne faisons pas trop d’arrêts sur le chemin, car un nuage de moustiques nous suit assidûment. Nous avons chacun le nôtre, et j’ai l’impression d’être le Troll de la BD Lanfeust adulé par ses mouches « domestiques ». Si nous nous arrêtons, ils nous piquent. En voilà une belle motivation pour maintenir une cadence régulière !
Alors que nous marchons sur le chemin, nous apercevons des oiseaux que nous essayons de photographier. Cela ressemble à des sternes, mais je n’en suis pas sûre. Tout à coup, ils se « mettent en colère » et nous foncent dessus ! Des vols en piqué tout à fait réglementaires pour nous faire comprendre de déguerpir… Sans doute ont-ils des jeunes pas loin et veulent-ils nous éloigner. Toujours est-il qu’il faut tout de même que je m’interpose entre la chienne et les oiseaux, de peur que ceux-ci ne lui fasse un sort et ne la pincent douloureusement. Nous pressons le pas en regardant de tous côtés, de peur de nous faire attaquer par surprise par ces missiles volants. Un scénario digne d’un film d’Hitchcock !
Après un certain nombre de péripéties : traversée de rivière où j’ai enlevé mes chaussures (l’eau est froide !), traversée de 2 autres rivières sur des bancs de neige persistants… nous arrivons finalement au canyon où nous attend une table qui a fait son temps : les gravures montrent qu’elle est là depuis 20 ans ! Petite pause thé/café et biscuits, avant d’aller admirer la merveille que l’on entrevoit déjà.
Il y a encore des congères sur les rivières !
La vue que nous avons alors sur le canyon est magnifique, grandiose. Cela mérite bien tous les efforts consentis ! Nous prenons le temps d’admirer, de prendre des photos. Nous ne sommes pas pressés.
Le canyon : nous prenons le temps de l'admirer, le photographier. Et ça m'a donné envie de faire un petit selfie façon "moitié-renne" avec la corne trouvée sur le chemin
Quand nous avons eu tout notre saoul de belles images pour remplir nos yeux et notre âme, nous nous en retournons tranquillement. Le chemin du retour est moins laborieux que l’aller car désormais nous savons où nous allons, mais la fatigue se fait sentir et la chienne fait la « voiture balai » avec moi. On dirait qu’elle veut s’assurer que toutes les brebis de notre maigre troupeau (de 3 !) rentrent bien au bercail… Malgré mes précautions, je finirais quand même les pieds trempés dans mes chaussures. La marelle et le chat perché permettent d’éviter le plus gros, mais je ne sais pas encore marcher sur l’eau ! J’essaie de me dépêcher dans les passages critiques pour que le liquide ne rentre pas dans mes chaussures, mais je crois qu’il va falloir que je prenne encore des cours auprès du lézard Jésus-Christ (c’est un lézard qui court sur l’eau).
Toutefois, je suis consolée par l’improbable lumière couleur mandarine qui colore l’horizon sous la barre de nuages, ainsi que par la luminosité ambiante alors que la « nuit » doit être déjà bien avancée.
Nous arrivons au camion sur les coups de 23h30 et prenons le temps de manger et de nous décrasser par une douche bienfaisante. Il est 1h30 du matin quand nous allons nous coucher. Mes chaussures, suspendues au-dessus du chauffage sont déjà mises à sécher, car c’est celle que je vais utiliser lors de mon voyage de retour en avion (je n’en ai qu’une seule paire !). A l’odeur qu’elles dégagent, je plains dès à présent mes voisins dans l’avion quand je vais les enlever pour me mettre à l’aise…
Cette belle randonnée clôture à merveille mon séjour en Norvège.
Dans le prochain article, je vais vous exposer les principaux avantages et inconvénients de la vie en camion, ainsi que quelques anecdotes du voyage.